Le 24 octobre devait entrer en vigueur la loi sur les droits voisins, transposition d’une directive du même nom adoptée au printemps et censée assurer aux éditeurs et agences de presse une rémunération de l’utilisation de leurs contenus par les GAFAM.
Mais d’ores-et-déjà, le plus puissant de ces géants du numérique Google, dont le moteur de recherche draine à lui seul 90% de l’accès à l’information ou aux contenus en ligne, a fait savoir aux éditeurs qu’il n’en était pas question. Il leur a proposé une alternative en forme de marché de dupes. Soit ils acceptent de renoncer à toute rémunération et la firme continuera à diffuser des extraits des articles (titre, chapô) agrémentés de photos et vidéo, ainsi que le lien vers le site éditeur, soit ils refusent et Google se contentera d’afficher un titre et un lien vers le site.
Face à cette réponse en forme de bras d’honneur, les syndicats d’éditeurs ont annoncé saisir l’Autorité de la concurrence pour « abus de position dominante ». Une pétition signée pas des éditeurs, des journalistes et des « personnalités » du monde de la presse a été lancée pour dénoncer l’attitude de Google. Même Macron et son ministre de la Culture Riester sont montés au créneau pour dire qu’on allait voir ce qu’on allait voir !
Pour notre part, nous ne sommes pas surpris par ce scénario, n’ayant jamais considéré que la loi sur le droit voisin et la prétendue « manne » promise aux éditeurs constituait en quoi que ce soit une réponse allant dans le sens de la liberté et du pluralisme de la presse, de la défense d’un journalisme de qualité et de la défense des droits particuliers des journalistes.
Si aujourd’hui les Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft (les fameux Gafam) pèsent un tel poids dans le secteur de la production et la diffusion de l’information, c’est parce que d’une certaine manière les éditeurs ont pensé y trouver leur compte et ont noué avec eux une alliance stratégique dont ils sont devenus totalement dépendants.
Le débat autour des droits voisins « ne saurait exonérer la responsabilité des dirigeants des médias dans la situation ainsi créée. Ce sont bien souvent eux qui ont poussé aux accords avec les grandes plateformes pour y être plus visibles, à la priorité donnée au numérique au détriment de la pluralité et de la qualité des contenus d’information, avec comme conséquences les baisses d’effectifs, l’assèchement des rédactions, les restructurations », écrivions-nous déjà dans notre journal La Morasse après l’adoption de la directive européenne.
Cette emprise des Gafam, dont le rôle consiste à trier, organiser et mettre à disposition des informations en ligne de manière personnalisée pour les internautes est considérable. « En matière d’actualité, Google et Facebook totalisent plus de deux tiers du trafic entrant en moyenne en France comme aux États-Unis. Ils deviennent ainsi indispensables aux éditeurs de presse qui se trouvent dans l’obligation de se conformer à la fois à leurs exigences économiques et à leurs règles techniques », écrit ainsi le site Acrimed. « En 2017, les réseaux sociaux (comme Facebook ou Twitter) seraient utilisés par 45% de la population française pour s’informer », dont plus de la moitié via le téléphone mobile, ajoute-t-il
La dépendance des entreprises des médias envers les plateformes numériques est censée leur amener via le nombre de clics une meilleure visibilité, source d’abonnements éventuels, mais surtout de recettes publicitaires. En dehors de la publicité liée à l’activité des moteurs de recherche (2 milliards d’euros en 2017 dont 90% captés par Google), les entreprises de presse ont ainsi engrangé cette même année quelque 360 millions de publicité en ligne. Et pour optimiser leurs revenus publicitaires, certains médias n’ont même pas hésité à confier aux régies publicitaires des Gafam la commercialisation de leur publicité en ligne !
Ce qui ne semble pas les gêner. Comme ne les a pas dérangé la création en 2013 par les pouvoirs publics du Fonds pour l’innovation numérique dans la presse, financé par Google, et qui assure désormais une parte des aides dites publiques à la presse.
C’est notamment pour s’adapter à cette stratégie que la totalité des éditeurs ont développé le concept de « web first » qui consiste à penser et adapter la production des contenus éditoriaux et leurs formats aux impératifs fixés par les géants du numérique. Et ce sont ces impératifs, censés apporter le maximum de visibilité, qui déterminent de plus en plus, sur la forme comme sur le fond, le choix des articles, des photos, des vidéos. Ce sont ces impératifs qui s’imposent quand les journalistes doivent poster eux-mêmes leurs articles sur les réseaux sociaux.
Les conséquences, nous les connaissons tous : uniformisation des contenus, appauvrissement de l’information, mais aussi un assujettissement total aux exigences « rédactionnelles » de quelques opérateurs privés mettant en danger ce qui reste d’indépendance des titres, de pluralisme et de liberté de la presse. Quelle liberté la presse peut-elle avoir lorsqu’elle est à ce point dépendante de la nouvelle oligarchie médiatique.
Alors non, Messieurs les éditeurs, nous ne signerons pas votre pétition sur les droits voisins, comme vous nous proposez de faire dans certaines rédactions. Nous ne vous aiderons pas à partager les miettes d’un gâteau que vous mangeriez de toute façon sur le dos de vos salariés, en prétextant encore et toujours être les victimes d’un « environnement médiatique » que vous avez-vous-mêmes contribué à créer.
D’ailleurs, pour en revenir à la loi sur les droits voisins, il est symptomatique que celle-ci n’ait prévu d’en attribuer aux journalistes – qui sont quand même les uniques créateurs des contenus que vous cédez – qu’une part « appropriée et équilibrée ». C’est quoi une part équilibrée de rien ?
Tristan Malle
Secrétaire général du SGJ-FO