Paris, le 10 mai 2020
Monsieur le ministre,
Vous avez annoncé le 16 avril dernier que vous travailliez à « un plan global pour aider la presse après la crise du coronavirus ».
L’intention est louable et elle trancherait indubitablement avec des années durant lesquelles non seulement l’Etat, tous gouvernements confondus, n’a rien fait pour aider la presse mais l’a abandonnée totalement aux lois du marché « libre et non faussé », quand il n’a pas contribué par ses décisions à détruire ce qui reste de son pluralisme et de son indépendance.
Jamais la presse française n’a été aussi concentrée entre les mains des puissances d’argent, d’une poignée de groupes financiers pour qui les titres qu’ils possèdent représentent un enjeu économique bien avant d’être un outil au service de l’information du citoyen et la démocratie.
Jamais le service public de l’information n’a été aussi affaibli par les plans d’économies successifs, la baisse des dotations publiques et les réorganisations incessantes.
Jamais n’a-t-on assisté à la mise en oeuvre par l’Etat d’un arsenal juridique limitant à ce point la liberté de la presse et des journalistes, ainsi que leur indépendance, au point de menacer dans ses fondements même la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881.
A l’instar de nombreux piliers de notre démocratie, hérités des principes républicains, la presse française est aujourd’hui malade d’un système économique uniquement basé sur le profit qui menace son existence même. La crise sanitaire que nous connaissons aujourd’hui risque de servir d’accélérateur à cette tendance en précipitant la disparition de nombreux titres avec de nouvelles suppressions d’emplois par centaines.
D’ores et déjà, plusieurs titres emblématiques de la presse française voient leur existence menacée à l’image du quotidien régional Paris Normandie, placé en liquidation judiciaire dans l’attente de repreneurs éventuels, ou de Paris-Turf engagé dans un processus de cession de ses actifs pour cause de difficultés financières. Et nous craignons fort que nous n’en soyons qu’au tout début d’un processus. Sans parler des conséquences dramatiques que pourrait avoir la disparition de Presstalis, le principal distributeur de presse en France.
En tant qu’organisation représentative des quelque 35 000 journalistes de ce pays – un nombre en diminution constante depuis dix ans – nous nous adressons à vous aujourd’hui pour vous dire
quelles mesures d’urgence constitueraient à nos yeux un véritable plan de sauvegarde de la presse et de l’emploi des journalistes dans notre pays.
En premier lieu, nous vous demandons la création en urgence par l’Etat d’un fonds de sauvegarde de tous les titres menacés leur permettant d’assurer la poursuite de l’activité, ainsi que les emplois existants.
Ce fonds d’urgence pourrait facilement être alimenté par le transfert en faveur des titres les plus menacés ou les plus fragiles par les millions d’aides aujourd’hui accordées soit directement soit par le CICE ou par des allégements de cotisations sociales aux grands groupes qui détiennent l’essentiel de la presse, sans aucune contrepartie en matière d’exigences sociales notamment.
Un plan d’aide à la presse digne de ce nom devrait bien évidemment passer par l’interdiction des licenciements ou des suppressions d’emplois pour favoriser la poursuite de l’activité.
Par-delà ce plan d’urgence, c’est tout l’édifice des aides à la presse qui doit aujourd’hui être repensé dans un objectif de redistribution favorisant le pluralisme et non uniquement les grands groupes de presse. Un plan d’aide passe également à nos yeux par une véritable politique publique de distribution de la presse. Depuis des décennies, les gouvernements successifs et les patrons de la presse n’ont eu de cesse que de vouloir casser la loi Bichet instituant un système coopératif de distribution et permettant à tous les titres, grands ou petits, magazines ou quotidiens, d’être distribués sur tout le territoire dans des conditions d’égalité. Alors que Presstalis est aujourd’hui en dépôt de bilan, du fait de ces politiques, l’Etat doit garantir le maintien d’un système collectif et égalitaire de distribution permettant la survie d’une presse pluraliste, à travers la préservation d’un organisme public de distribution. Il y va, là encore, de l’existence de nombreux titres et avec eux de centaines d’emplois. Aider la presse, ce n’est pas se contenter d’accompagner le « marché libre et non faussé » c’est développer une politique de service public de l’information. Cela vaut tout particulièrement pour l’audiovisuel public qui de réforme en réforme, de plan d’économies en plan économies, tous dictés par la volonté de diminuer les dotations publiques dans le cadre des politiques édictées par l’Union européenne, voit ses services et ses missions disparaître les uns après les autres. Si vous voulez aider la presse M. Riester, alors décidez de rétablir les dotations que vous avez réduites pour Radio-France comme pour France Télévisions, exigez l’annulation des plans d’économies et de suppressions de postes qui en ont résulté, exigez que soit mis un terme aux suppressions d’emplois et d’entités de ces sociétés, prononcez-vous pour le maintien de France 4 et de France Ô, qui doivent cesser d’émettre en août, prononcez-vous pour la titularisation de tous les précaires qui font aujourd’hui tourner le service public. De la même manière, prononcez-vous pour le maintien des aides de l’Etat à l’Agence France Presse, aujourd’hui enfermée dans le double carcan des diktats de l’Union européenne et de la Cour des Comptes et dont le seul horizon se résume à la baisse des dotations de l’Etat et à la « maîtrise de la masse salariale ». Pour la seule agence de presse francophone à caractère mondial, l’ambition du gouvernement ne peut se limiter à financer les plans de départ ou les économies de tous ordres sur le dos du personnel. Alors M. le ministre, commencez par payer à l’AFP les 17 millions (au moins) que l’Etat a « économisé » sur la compensation des missions d’intérêt général de l’AFP.
M. le ministre, on ne saurait « aider » la presse sans défendre aussi son indépendance et sa liberté. Dans la lignée de ses prédécesseurs, mais indubitablement un cran au-dessus, votre gouvernement s’est illustré dans des mesures visant à mettre en péril la liberté d’expression. Il y a d’abord eu la loi bâillon sur le secret des affaires, outil destiné à favoriser les intérêts des multinationales et des groupes de pression contre le droit à l’information des citoyens. Il y a eu ensuite la loi « fake news », loi de censure qui donne au juge le pouvoir de décider ce qui serait ou non une fausse information. Il y a eu enfin une politique délibérée d’intimidation et de violences contre les journalistes à l’occasion des manifestations sociales. « Aider la presse » aujourd’hui, M. le ministre c’est en finir avec la tentation autoritaire. Ce n’est pas instaurer, fut-ce au nom de la lutte contre la désinformation, une presse « officielle » et autorisée, comme vous l’avez encore fait récemment avec votre site « désinfox coronavirus ». C’est respecter sa liberté. C’est permettre aux journalistes d’effectuer leur métier sans vouloir les faire taire. C’est abroger toutes les lois bâillons et protéger réellement le secret des sources des journalistes. C’est rétablir la loi de 1881 dans toute sa plénitude et sa portée démocratique. Enfin, M. le ministre, un plan d’aide à la presse ne serait rien s’il n’était aussi un plan de respect des droits des journalistes, de leur statut professionnel et de leur convention collective, garantie de leur indépendance économique face à leurs employeurs, sans laquelle il ne peut y avoir d’indépendance tout court. Il ne serait rien s’il ne comportait des mesures destinées à accorder aux journalistes rémunérés à la pige, souvent les plus précaires, les mêmes droits qu’aux journalistes permanents en matière de couverture sociale, de formation et d’assurance chômage notamment.
Sur tous ces sujets, M. le ministre, nous attendons votre réponse.
Soyez assuré de notre considération et de notre attachement à la survie d’une presse libre, indépendante et pluraliste.
Tristan Malle, Secrétaire général du SGJ-FO